Mohamed Tall
Au cœur de la problématique de la nouvelle constitution en Guinée, se trouvent deux enjeux majeurs liés au processus de démocratisation de notre pays amorcé au début des années 1990 avec l’avènement du multipartisme. Il s’agit, notamment, de la confiscation du pouvoir de manière à empêcher l’alternance, d’une part et, de l’exercice de la souveraineté nationale par le peuple d’autre part.
En effet, depuis le début du multipartisme en Guinée, le processus démocratique a été escamoté par des autorités successives qui n’ont jamais accepté de jouer le jeu de l’équité, de la transparence et de l’inclusivité dans les différentes élections. Cette situation s’est traduite par des élections toujours contestées et souvent émaillées de violences post-électorales. Bien entendu, chacune des élections donne l’occasion de mettre à l’épreuve les institutions du pays, notamment la Cour Constitutionnelle.
Les fraudes électorales et l’emprise de l’exécutif sur l’ensemble des pouvoirs publics opèrent, de facto, un transfert de la souveraineté nationale du peuple vers des autorités illégitimes ne bénéficiant pas de la confiance populaire
Fort malheureusement, ces institutions se sont toujours rangées du côté du pouvoir, confirmant ainsi des dysfonctionnements institutionnels qui révèlent la prépondérance de l’exécutif, et plus précisément, du chef de l’État dans l’organisation des pouvoirs publics en Guinée. Cette prépondérance est aggravée par des incursions récurrentes de l’exécutif dans le fonctionnement d’autres institutions. De cette manière, l’exécutif a étendu son influence sur les autres pouvoirs et a mis progressivement la main sur l’ensemble des institutions.
Ces entraves qui sont faites au bon fonctionnement des institutions donnent très souvent les moyens, au chef de l’exécutif d’assouvir des ambitions démesurées et elles faussent dans le même temps l’exercice de la souveraineté nationale par le peuple. Ainsi, les fraudes électorales et l’emprise de l’exécutif sur l’ensemble des pouvoirs publics opèrent, de facto, un transfert de la souveraineté nationale du peuple vers des autorités illégitimes ne bénéficiant pas de la confiance populaire.
Depuis 10 ans qu’Alpha Condé est au pouvoir, il a usé et abusé de ce procédé au point de nourrir la folle ambition de mourir au pouvoir. C’est dans ce but qu’il s’est lancé depuis deux ans, dans un projet de troisième mandat au mépris de la lettre et de l’esprit de la constitution du 7 mai 2010. Cette constitution sur laquelle Alpha Condé a prêté deux fois serment a été clouée au pilori par les tenants du troisième mandat et son changement a été un subterfuge pour confisquer le pouvoir.
Les griefs faits à la constitution du 7 mai 2010
Adoptée par une assemblée ad hoc, le Conseil national de la transition (CNT), la Constitution du 7 mai 2010, bien que n’ayant pas été soumise à référendum, a fait l’objet d’un large consensus. En effet, le CNT regroupait les différents acteurs politiques, y compris le parti du président Alpha Condé, de la société civile et des syndicats. En pleine transition militaire, l’adoption de cette constitution ne pouvait se faire par voie référendaire compte tenu des délais impartis pour organiser l’élection présidentielle.
C’est pour cette raison que, les entités membres du CNT, largement représentatives des Guinéens, se sont convenu de cette forme d’adoption. Il est vrai que l’adoption d’une constitution revient au constituant originaire, c’est-à-dire le peuple souverain, mais, le procédé qui a prévalu à l’adoption de la constitution du 7 mai 2010 ne contredit pas fondamentalement l’exercice de la souveraineté populaire.
En effet, la souveraineté en droit est exercée par le peuple ou ses représentants. Par extension et en dépit de l’absence d’élection des membres du CNT, on pouvait largement considérer au vu de la diversité des entités membres du CNT que le peuple de Guinée, dans son ensemble, était représenté dans cette assemblée ad hoc. Au-delà de son adoption par référendum, une constitution a surtout besoin d’une reconnaissance du peuple qui se traduit par l’acceptation des règles qu’elle édicte. C’est bien pour cette raison que les constitutions coutumières ont force de lois. En outre, après son élection, rien n’empêchait Alpha Condé de faire adopter par référendum cette constitution s’il avait estimé que cela constituait une condition de sa validité.
Le président de la République est élu au suffrage universel direct. La durée de son mandat est de 5 ans, renouvelable une fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non
Le deuxième grief beaucoup plus farfelu consiste à dire que la constitution de 7 mai 2010 ne garantit pas suffisamment certains droits et qu’elle devrait par conséquent être modernisée afin de l’adapter aux réalités du monde actuel. Cette argutie purement politique paraît d’autant plus ridicule que les droits que la nouvelle constitution est supposée garantir peuvent l’être dans le cadre de la constitution de 2010. Qu’il s’agisse de la promotion du genre, de l’abolition de la peine de mort ou encore de l’interdiction des mutilations génitales, la constitution de 2010 soit garantissait déjà ces droits, soit pouvait le faire par l’adoption de lois qui ne pouvaient en aucun cas entrer en conflit avec la constitution.
Ces griefs infondés ont constitué le point de départ de la remise en cause de la légitimité de la constitution de 2010 et le déclenchement d’un processus allant de l’éviction du président de la cour constitutionnelle à la falsification de la constitution aboutissant à une aberration juridique.
La stratégie: le contournement des dispositions de la constitution de 2010 et l’éviction du président de la cour constitutionnelle
Tirant les leçons du passé récent de la Guinée, le CNT a manifestement eu la volonté de limiter le nombre de mandats afin de garantir l’alternance dans notre pays après deux mandats. Ainsi, le principe de la limitation du nombre de mandats est fixé à l’article 27 qui dispose: «Le président de la République est élu au suffrage universel direct. La durée de son mandat est de 5 ans, renouvelable une fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non».
Ce principe de limitation étant aussi clairement énoncé aurait pu suffire pour garantir l’alternance au bout de dix ans de règne. Le CNT ne s’est pas limité là, il a verrouillé cette limitation à l’article 154 qui dispose: «La forme républicaine de l’État, le principe de la laïcité, le principe de l’unicité de l’État, le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le pluralisme politique et syndical, le nombre et la durée des mandats du président de la République ne peuvent faire l’objet d’une révision».
Cette disposition est très significative de l’importance accordée par le CNT à la limitation du nombre de mandats. En effet, en érigeant ce principe de limitation au même rang que certains grands principes fondateurs de notre république tels que la forme républicaine de l’État, le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le CNT a voulu donner un caractère intangible à cette limitation. C’est d’ailleurs pour cette raison que les principes énoncés à l’article 154 sont tous non susceptibles d’être soumis à référendum. C’est ce qui a contraint Alpha Condé à envisager l’adoption d’une nouvelle constitution.
La forme républicaine de l’État, le principe de la laïcité, le principe de l’unicité de l’État, le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le pluralisme politique et syndical, le nombre et la durée des mandats du président de la République ne peuvent faire l’objet d’une révision
Pour commettre sa forfaiture, Alpha Condé a, très tôt, cherché à contrôler la cour constitutionnelle en évinçant dans des conditions très contestables Kèlèfa Sall qui en était le président. Devenu la principale cible d’Alpha Condé depuis 2015 lorsqu’il a mis en garde celui-ci contre la tentation d’un troisième mandat, Kèlèfa Sall a été illégalement évincé de la tête de juridiction constitutionnelle.
Suite à une procédure d’auto-saisine dont la légalité est sujette à caution, la cour constitutionnelle a dans un arrêt du 12 septembre 2018, destitué son président, Kèlèfa Sall, à qui il est reproché deux choses: l’opacité dans la gestion et le défaut d’application des décisions de la plénière.
Pourtant, l’article 11 de la loi organique L/2011/06/CNT du 4 novembre 2011 portant organisation et fonctionnement de la cour constitutionnelle dispose que: «Les membres de la cour constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crimes ou délits». Au vu de cet article et surtout en l’absence de preuves, force est de reconnaître que l’arrêt de destitution du président de la cour constitutionnelle est difficilement dissociable d’une démarche purement politique visant à écarter un homme qui était devenu un obstacle et même un danger pour le projet de nouvelle constitution.
Le départ de Kèlèfa Sall, décédé en juillet 2019 et remplacé par le vice-président, Mohamed Lamine Bangoura…, a ouvert la voie à l’organisation du référendum et l’adoption d’une nouvelle constitution dans des conditions qui permettent de restaurer la constitution de 2010. Aux termes de l’article 2 de la loi portant création, organisation et fonctionnement de la cour constitutionnelle, celle-ci est composée de 9 membres dont deux personnalités reconnues pour leur bonne moralité, nommées respectivement par le président de la République et par le président de l’Assemblée nationale.
La falsification de la constitution entraîne le maintien en vigueur de la constitution de 2010
Le dialogue politique guinéen, ouvert le 22 septembre 2016, a connu la participation de l’opposition et de la mouvance présidentielle sous la supervision de la communauté internationale, composée de la CEDEAO; des Nations Unies; de l’Union européenne; de la France et des États-Unis. Ce dialogue a abouti le 12 octobre 2016 à un accord prévoyant, notamment, la révision du fichier électoral, suite au recrutement par appel d’offres international d’un cabinet pour réaliser l’audit du fichier.
Le même accord a prévu que les recommandations de l’audit seront prises en compte dans le cadre de la révision du fichier électoral. Or, la principale recommandation contenue dans le rapport d’audit consiste à faire repasser l’ensemble des électeurs soit, pour confirmer leur inscription sur la liste, soit pour se faire inscrire pour la première fois. Ainsi ceux qui ne se présenteraient pas devant les kits d’enrôlement au cours de la révision seraient purement et simplement retirés de la liste électorale.
Fort malheureusement, aucune des recommandations figurant dans le rapport n’ayant été prise en compte, la crise de confiance s’est aggravée entre les différents acteurs politiques. Alpha Condé a profité de cette situation pour conduire un processus électoral de manière unilatérale et chaotique. Ce processus vigoureusement contesté par l’opposition politique aboutira à la tenue du double scrutin du 22 mars 2010 et aura pour conséquence plusieurs dizaines de personnes tuées.
Les membres de la cour constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crimes ou délits
Avec 91,59% de oui au référendum, ce score à la soviétique n’a fait que confirmer les velléités d’Alpha Condé d’imposer un régime totalitaire en Guinée et surtout sa volonté de s’octroyer une présidence à vie. En outre, les conditions dans lesquelles le processus post-référendaire s’est déroulé sont extrêmement confuses. Cette confusion résulte, d’une violation flagrante des règles et procédures en la matière, mais surtout crée une situation juridique inextricable. En effet, pas moins de trois textes constitutionnels sont en conflit. Il s’agit:
– Du projet de texte du 20 décembre 2019 comportant 161 articles
– Du texte publié dans le Journal officiel de janvier 2020 comportant 157 articles
– Du texte promulgué le 6 avril 2020 et publié dans le Journal officiel du 14 avril 2020 comportant 156 articles.
Ainsi, s’agissant des candidatures à la présidence de la République, le texte publié dans le Journal Officiel de janvier 2020, prévoit en son article 42 que: «Tout candidat à la présidence de la république doit être de nationalité guinéenne, jouir de ses droits civils et politiques, d’un état de bonne santé certifié par un collège de médecins assermentés par la cour constitutionnelle quarante jours au moins et soixante jours au plus avant la date du scrutin». Alors que l’article 42 du texte promulgué le 6 avril 2020 dispose que: «Tout candidat à la présidence de la république doit:
- Être de nationalité guinéenne;
- Jouir de ses droits civils et politiques ;
- Justifier le parrainage des électeurs déterminé par le code électoral».
A l’évidence, la conditionnalité liée au parrainage des candidatures dans les conditions définies dans le code électoral vise à donner la possibilité à Alpha Condé de choisir ses propres adversaires. En effet, à moins de quatre mois de la tenue de la prochaine élection présidentielle, la prétendue Assemblée Nationale, issue de la farce électorale du 22 mars 2020, est entrain d’élaborer un nouveau code électoral conformément à la constitution promulguée le 6 avril, ce, en violation des dispositions du protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance.
Tout candidat à la présidence de la république doit être de nationalité guinéenne, jouir de ses droits civils et politiques, d’un état de bonne santé certifié par un collège de médecins assermentés par la cour constitutionnelle quarante jours au moins et soixante jours au plus avant la date du scrutin
Au vu de ces différents textes, la question qui, logiquement vient à l’esprit, est celle de savoir lequel de ces trois textes est applicable. Nous revenons à l’exercice de la souveraineté et au problème de légitimité abusivement reproché à la constitution de 2010.
L’adoption d’une constitution est soumise à une procédure qui veut que le texte soit soumis à référendum puis promulgué. En l’occurrence, aucun des textes susmentionnés n’a respecté cette procédure. En conséquence, aucun de ces trois textes ne pourra produire d’effets juridiques en l’état. La constitution de 2010 n’ayant pas été dissoute ni suspendue, demeure celle en vigueur en République de Guinée, ce, aussi longtemps que le texte soumis à référendum n’aura pas été promulgué.
Crédit photo: Anadolu Agency
Commenter