La condition enseignante en Guinée : des stratégies de survie dans le champ scolaire et universitaire guinéen, Ester Botta Somparé et Abdoulaye Wotem Somparé, 2018

La condition enseignante en Guinée : des stratégies de survie dans le champ scolaire et universitaire guinéen, Ester Botta Somparé et Abdoulaye Wotem Somparé, 2018

Auteurs : Ester Botta Somparé et Abdoulaye Wotem Somparé

Type de publication : Article

Date de publication : 2018

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*Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts


 

Des profils et intérêts divers

Les enseignants guinéens ont des statuts divers : fonctionnaires, contractuels, enseignants qui travaillent dans des écoles privées, instituteurs communautaires payés directement par les communautés dans le cadre des « écoles spontanées » ou dans les établissements publics. En Guinée, la forte libéralisation et privatisation du secteur de l’éducation et la faible capacité de l’État de contrôler le secteur privé, ont contribué à amplifier l’hétérogénéité au sein du corps enseignant. Selon un rapport de l’Unesco (2013) sur la condition enseignante, qui touche seulement le secteur public, 21 % des enseignants du primaire et 24 % des enseignants du secondaire n’ont pas le diplôme minimum requis pour enseigner.

Suite à des revendications syndicales, depuis 2000, les élèves enseignants sortis des ENI et de l’ISSEG sont automatiquement engagés comme enseignants fonctionnaires. À noter aussi que, depuis 2016, les bacheliers ayant une faible moyenne (10/20) sont systématiquement recrutés dans les ENI ou à l’ISSEG.

Au-delà des contractuels et des enseignants communautaires, il y a aussi, même si nous ne pourrions pas le quantifier, un certain nombre de jeunes enseignants qui travaillent de manière « informelle » auprès d’un enseignant fonctionnaire qui leur « sous-traite » ses cours, en échange d’une petite prime, pour aller effectuer un travail plus rentable ailleurs

Le recrutement des contractuels, officiellement stoppé en 2009, n’a pas entraîné la disparition de cette catégorie, mais a engendré un processus de cooptation au sein de la fonction publique. Pour cette raison, entre 2008 et 2012, on est passé d’environ 11 000 enseignants fonctionnaires à plus de 22 000 pour le primaire et de 6 000 à plus de 8 500 pour le secondaire, alors que le nombre d’enseignants contractuels tend à diminuer suite aux reconversions.

Au-delà des contractuels et des enseignants communautaires, il y a aussi, même si nous ne pourrions pas le quantifier, un certain nombre de jeunes enseignants qui travaillent de manière « informelle » auprès d’un enseignant fonctionnaire qui leur « sous-traite » ses cours, en échange d’une petite prime, pour aller effectuer un travail plus rentable ailleurs. Souvent, ces jeunes enseignants, qui n’ont signé aucun contrat de travail, sont présentés à la direction comme des « stagiaires », des jeunes volontaires désireux d’apprendre le métier : il s’agit là d’une porte d’entrée vers l’enseignement qui peut aboutir à un recrutement formel.

Évidemment, le statut des enseignants influence leurs conditions matérielles : les fonctionnaires touchent un salaire, variable entre 125 et 170 euros par mois, qui dépend d’une grille prenant en compte leur ancienneté et leur diplôme, mais aussi les promotions dont ils bénéficient. À l’université, les salaires varient entre 200 et 250 euros. Leurs conditions salariales sont donc les mêmes que les autres fonctionnaires guinéens. Leur temps de travail est variable : les enseignants de l’école primaire sont, en général, les plus chargés, puisqu’ils travaillent tous les matins de huit heures à midi et tous les après-midi de 15 heures à 17 heures. La charge des enseignants du collège et du lycée est moins lourde. Ils peuvent enseigner une douzaine d’heures par semaine, même si cela dépend du nombre de classes de leur établissement. Les contractuels vivaient une situation plus difficile, dans la mesure où, au collège et au lycée, ils étaient tenus d’enseigner 18 heures par semaine, avec un salaire mensuel de moins de 50 euros, donc à peine supérieur au SMIC de 40 euros.

La condition des enseignants des écoles privées, auxquels ne s’applique aucune grille salariale préconçue, est très variable selon les écoles et le statut qu’ils y occupent : quelqu’un qui enseigne dans plusieurs écoles privées peut être un simple enseignant dans l’une d’entre elles et directeur d’études dans une autre. Les rémunérations varient en général entre 1 et 2,5 euros par heure. Pour le primaire, où les taux sont les plus bas, cela équivaut à 150 euros par mois ; pour les autres niveaux, il est impossible d’estimer un salaire mensuel, qui varie en fonction de la possibilité, pour l’enseignant, de cumuler des heures en enseignant dans plusieurs écoles à la fois. Si l’on peut comparer la condition économique des enseignants à celle des autres fonctionnaires, il est cependant très difficile d’établir une comparaison avec d’autres travailleurs du secteur privé.

Un mécontentement généralisé

Sans aucune exception, tous les enseignants que nous avons rencontrés dans nos différentes enquêtes sont insatisfaits de leurs conditions matérielles, qu’ils qualifient de « pénibles », « déplorables », « honteuses », surtout lorsqu’ils les comparent à la situation de leurs collègues dans les pays voisins (à titre d’exemple, l’enseignant-chercheur guinéen titulaire d’un doctorat touche un salaire de 200 euro par mois, c’est-à-dire dix fois moins que son collègue sénégalais ou béninois). Dans ce concert d’insatisfactions, nos entretiens montrent cependant que le recrutement dans la fonction publique est un objectif important pour les contractuels et ceux qui travaillent dans les écoles privées : les fonctionnaires jouissent au moins d’un revenu régulier, d’un minimum de stabilité, au lieu d’être dépendants des humeurs et du bon vouloir des fondateurs d’écoles, qui sont souvent en retard pour les paiements. De plus, si l’État est un interlocuteur auprès duquel on peut exprimer des revendications, manifester, engager des grèves, il est plus difficile de se plaindre auprès de la direction d’une école privée, qui peut rapidement mettre fin au contrat.

Cependant, il y a lieu de noter que le mécontentement général s’exprime de manière plus virulente, par l’amertume ou la colère, dans le discours des hommes. Les femmes, tout en se déclarant peu satisfaites de leurs salaires, tendent à souligner les aspects positifs de ce métier. Pour les 21 femmes rencontrées lors de l’enquête à Conakry et qui, à deux exceptions près, évoluent toutes au primaire, l’enseignement est un métier permettant d’apporter un complément au revenu familial, qui repose essentiellement sur le travail du mari. Pour les hommes, en revanche, qui sont censés subvenir à tous les besoins de la famille et qui sont porteurs aussi de projets socio-économiques tels que la construction d’une maison, il est beaucoup plus difficile de supporter ces conditions matérielles, qui les amènent souvent à s’endetter.

Sans aucune exception, tous les enseignants que nous avons rencontrés dans nos différentes enquêtes sont insatisfaits de leurs conditions matérielles, qu’ils qualifient de « pénibles », « déplorables », « honteuses », surtout lorsqu’ils les comparent à la situation de leurs collègues dans les pays voisins (à titre d’exemple, l’enseignant-chercheur guinéen titulaire d’un doctorat touche un salaire de 200 euro par mois, c’est-à-dire dix fois moins que son collègue sénégalais ou béninois)

D’autres plaintes des enseignants concernent les conditions dans lesquelles ils évoluent en classe : ceux qui travaillent dans les écoles publiques déplorent les infrastructures vétustes et les effectifs pléthoriques. Ceux qui travaillent dans les écoles privées, enseignent souvent dans des meilleures conditions, mais ils évoquent plutôt des difficultés de compréhension avec la direction qui, en cas de conflit avec les élèves et leurs familles, par exemple pour des problèmes disciplinaires, ne soutient pas suffisamment les professeurs, de peur de perdre des clients. Tous signalent la difficulté de préparer les cours, le manque criant de bibliothèques, les connexions internet souvent défaillantes.

Cependant, même s’ils se sentent parfois méprisés en raison de leur pauvreté, les professeurs montrent que leur identité professionnelle ne peut pas se résumer à ces conditions matérielles et, dans leurs discours, tendent à présenter aussi les atouts de ce métier et à le valoriser. Leurs représentations de cette profession sont étroitement liées aux raisons qui les ont poussés à choisir l’enseignement.

Pour un tiers des soixante-six enseignants rencontrés dans notre enquête à Conakry, l’enseignement correspond à un choix par défaut, faute d’avoir trouvé un autre emploi mieux rémunéré. Il est donc perçu comme une occupation provisoire, à exercer en attendant, pour ne pas rester au chômage et pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Pour certaines institutrices, il s’agit du seul choix possible après avoir abandonné les études, suite à un échec ou au mariage. Pour un autre tiers, cependant, le choix d’enseigner répond davantage à une motivation idéale, au désir de former les nouvelles générations, de contribuer au développement de la Guinée.

Des services éducatifs en dehors des horaires scolaires : les cours privés et les révisions payantes

À Conakry en 2017, dans notre enquête exploratoire, nous avons vu que la moitié des enseignants, tous niveaux confondus, donnent des cours privés. Les enseignants apprécient particulièrement cette activité, qui est non seulement rentable, mais qui enrichit leur capital relationnel, en leur ouvrant aussi les portes de familles aisées, ou proches du pouvoir. Ce sont toujours les mêmes professeurs, titulaires ou contractuels, qui sont sollicités pour pallier la faible qualité des leçons dispensées en classe, ce qui leur confère une grande marge de manœuvre pour valoriser leur capital culturel, en donnant des cours à domicile, ou en organisant des révisions collectives payantes après l’horaire scolaire, dans les salles de classe.

Pour un tiers des soixante-six enseignants rencontrés dans notre enquête à Conakry, l’enseignement correspond à un choix par défaut, faute d’avoir trouvé un autre emploi mieux rémunéré. Il est donc perçu comme une occupation provisoire, à exercer en attendant, pour ne pas rester au chômage et pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille

D’ailleurs ces révisions qui apparaissaient, lors de cette première enquête, comme des cours facultatifs, fréquentés seulement par les enfants des familles aisées, sont désormais institutionnalisés et pratiquement obligatoires. Même s’il n’y a pas une obligation formelle de les fréquenter, une partie du programme est expliquée pendant ces révisions, ce qui pénalise les étudiants qui ne peuvent pas s’y rendre.

L’enseignant comme ouvrier intellectuel

L’enquête à Conakry montre qu’un cinquième des enseignants interviewés organisent des révisions au primaire, mais plus de la moitié le font au secondaire. Au sein d’un même établissement public, dans les mêmes locaux, se déroulent donc deux régimes de cours parallèles. Du coup, les professeurs ont tendance à négliger les cours à l’école au profit des cours privés et des révisions.
La multiplication des établissements scolaires privés, dans les grandes agglomérations et surtout à Conakry, qui sont trois fois plus nombreux que les écoles publiques, offre l’opportunité aux enseignants et aux jeunes diplômés chômeurs de multiplier les cours dans les différents établissements. En même temps, cette opportunité les place dans une situation de travailleurs précaires, sans aucune protection sociale, dans la mesure où ils n’ont pas droit à des congés en cas de maladie ou de maternité, et qu’ils se retrouvent systématiquement au chômage pendant les vacances. Quant aux enseignants du primaire, ils n’ont pas la possibilité de faire la navette entre différentes écoles, car leur emploi du temps est très chargé.

La précarité et la pauvreté dont sont victimes les enseignants s’expliquent aussi par le fait qu’ils ne sont pas propriétaires des écoles et des universités, appartenant à des entrepreneurs, parmi lesquels on retrouve même des illettrés, qui ont pu accumuler des fonds, construire et louer des infrastructures. La plupart des fondateurs, qui n’ont pas l’expertise nécessaire pour diriger des écoles, sont donc détenteurs d’un capital financier leur permettant d’utiliser l’expérience et la compétence des enseignants, qui apparaissent ici comme une main d’œuvre intellectuelle. C’est surtout dans ce sens que nous considérons les enseignants comme des ouvriers intellectuels, dans la mesure où, tout en demeurant pauvres, ils contribuent à l’enrichissement des entrepreneurs détenteur du capital. C’est pourquoi, interrogés sur leurs espoirs et leurs perspectives, beaucoup de professeurs expriment le désir de devenir un jour fondateurs d’école, afin d’utiliser leur expertise pour travailler, enfin, à leur propre compte.

La précarité et la pauvreté dont sont victimes les enseignants s’expliquent aussi par le fait qu’ils ne sont pas propriétaires des écoles et des universités, appartenant à des entrepreneurs, parmi lesquels on retrouve même des illettrés, qui ont pu accumuler des fonds, construire et louer des infrastructures

Notons également que les enseignants travaillant en ville ont parfois des activités complémentaires qui n’ont rien à voir avec l’enseignement : ils représentent un tiers de nos interviewés à Conakry. Certaines activités s’appuient néanmoins sur leur capital culturel : tel est le cas des enseignants chercheurs des universités, qui travaillent comme consultants et interrompent souvent leurs cours au beau milieu de l’année, pour mener des études, infiniment mieux payées, pour les institutions internationales. Au secondaire, nous avons rencontré des enseignants de français qui travaillent comme journalistes, des professeurs de mathématiques qui font des stages dans une banque en tant que comptables. Ils sont cependant très rares. Plus nombreux sont ceux qui deviennent propriétaires d’un taxi ou qui exercent des petites activités commerciales, par exemple en devenant propriétaires d’une boutique ou d’un télé-centre.

Il y a aussi des enseignants qui passent au village la saison des pluies, coïncidant avec les grandes vacances, pour pratiquer l’agriculture. Les femmes ont des activités complémentaires spécifiques, puisqu’elles fabriquent des bonbons qu’elles vendent à l’école, ou alors elles deviennent commerçantes « tablières » en installant une table au bord de la route, pour vendre des fruits ou des condiments. Or, ce sont surtout les enseignants du milieu rural qui sont obligés d’exercer des activités complètement étrangères à l’enseignement pour arrondir les fins du mois.

 

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