« Il y a un besoin de dialogue intergénérationnel qui n’est pas encore comblé en Guinée », entretien avec Sally Bilaly Sow, coordinateur de l’Association Villageois 2.0 et consultant en Civic Tech et nouveaux médias

« Il y a un besoin de dialogue intergénérationnel qui n’est pas encore comblé en Guinée », entretien avec Sally Bilaly Sow, coordinateur de l’Association Villageois 2.0 et consultant en Civic Tech et nouveaux médias

Sally Bilaly Sow

Quel état des lieux faites-vous de la liberté de la presse en Guinée Conakry ?

Contrairement à l’ancien régime, il est très difficile de faire la part des choses. Nous sommes dans une période d’exception où les gens qui nous gouvernent cherchent à être en phase à tout prix avec tout le monde, donc c’est très difficile de se faire une opinion juste et précise de la situation.

En même temps, si on regarde le dernier classement de Reporters Sans Frontières, la Guinée s’en sort plutôt bien. Cela dénote la bonne santé de la liberté de la presse en Guinée. En 2021, le pays était 109e sur 180 nations, en 2022, il est 84e. Mais pour l’instant, je me réserve de tirer des conclusions. Je préfère attendre les prochains mois et probablement les prochaines années pour me prononcer.

Avant la remontée spectaculaire de cette année 2022, la Guinée a perdu 23 places depuis 2013 au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Que représente pour vous cet outil et quel espoir incarne-t-il véritablement pour un changement de comportement en Afrique et dans le monde ?      

Cet indicateur est désormais une sorte de référentiel, l’unique en la matière permettant aux organisations internationales et à la société civile de mesurer la liberté d’expression dans nos pays. Reporters sans frontières a les outils nécessaires à l’évaluation de la santé des médias dans nos pays. Elle collabore avec des ONG locales, des instituts indépendants, tout en suivant l’actualité de près et en tenant compte de la façon d’exercer le métier pour analyser la situation.

Cependant, il ne faut pas donner à cent pour cent du crédit à ce qui est relaté, parce que c’est un travail humain. Ce baromètre ne veut pas dire que les journalistes des pays africains ne peuvent pas eux-mêmes s’organiser et proposer à la fin de chaque année un rapport sur la liberté de la presse.

Il ne faut pas toujours attendre que les autres prennent cette initiative alors que c’est nous qui vivons les réalités décrites dans les différents rapports édictés. Il y a en Guinée une association de journalistes qu’on appelle Presse solidaire. Elle a mené une étude sur la profession  dont les conclusions sont saisissantes.

Ces dernières ont révélé qu’il y a des hommes des médias qui n’ont pas de contrats, sont payés en deçà du SMIG et qui n’ont même pas le matériel nécessaire pour faire convenablement leur travail. Il faut perpétuer de telles initiatives et ne pas attendre tout des organisations externes.

Malgré les rapports successifs de Reporters sans frontières, l’impact sur la situation des journalistes n’est pas toujours notable donc comment réformer un tel outil ?

C’est peut-être parce que l’instrument ne cadre pas avec nos réalités. Il faut faire la promotion des initiatives locales. On a épousé par le passé certaines valeurs qui nous rattrapent aujourd’hui.  Quand tu prends les Nations Unies, c’est une réunion de copains.

Tu as un membre du Conseil de sécurité dont l’artillerie pilonne les lignes ukrainiennes, mais les autres membres observent et ne disent rien sous prétexte d’une non-ingérence.  Ce n’est pas facile de remettre en cause des systèmes établis et donc, il faut investir dans des outils autochtones, faire notre propre lecture de la situation et proposer des approches et solutions qui reflètent nos réalités.

Désormais en Guinée, le président de la Haute autorité de la communication est nommé par décret. Le cadre juridique est-il favorable à la liberté de la presse ?  

La nomination par décret date de la fin du règne de l’ancien régime. Il s’agit d’une loi votée et promulguée par le président déchu Alpha Condé. Pour la conduite des instances républicaines de régulation de la presse, il faut davantage privilégier le choix des corporations. A partir du moment où le président de la République ou un ministre propose ou nomme, il y a forcément des intérêts qui sont en jeu. Cela s’apparente donc plus à un recul qu’à une avancée, ce qui ne favorise pas le jeu démocratique.

L’idéal serait que les professionnels de l’information et de la communication s’associent véritablement comme cela se faisait par le passé pour élire la personne qui va présider aux destinées de la Haute Autorité de la Communication. Au moment de la promulgation de la loi, le président de la République cherchait par tous les moyens illégaux possibles, à museler la presse et la liberté d’expression.

En son temps, il y avait même ceux qu’on appelait les communicants du parti au pouvoir, à savoir des gens qui n’avaient rien à voir avec la profession journalistique ou n’avaient pas fait d’études en communication mais que l’on imposait comme membres de l’institution.

Pour la conduite des instances républicaines de régulation de la presse, il faut davantage privilégier le choix des corporations

Cette dernière était devenue une caisse de résonance du pouvoir, au service du démantèlement des acquis démocratiques, notamment la liberté d’expression face à des journalistes qui revendiquaient quelque chose qui leur était très cher.

Qu’en est-il de la sécurité des journalistes et de l’accès à l’information depuis le coup d’État en Guinée ?

Il y a eu récemment un journaliste « bastonné » par les forces de défense et de sécurité au cours d’un incident. Néanmoins, la tendance générale de la junte est de ne pas croiser le fer avec la corporation des journalistes en leur facilitant le travail. Nous avons même remarqué que la subvention destinée à la presse n’a pas connu d’interruption, beaucoup de journalistes ont même été promus à des postes de responsabilité. En résumé donc, les autorités de la transition essaient de ménager le quatrième pouvoir. Nous ne savons pas ce qui explique ces prévenances.

S’agit-il d’une stratégie pour confisquer le pouvoir ? A partir du moment où le pouvoir en place essaie d’amadouer les personnes qui fouillent souvent dans les moindres détails, cela soulève de grosses interrogations.  Il faut donc attendre les mois à venir avant de porter un jugement et de pouvoir se faire une véritable opinion de la situation des médias et de la liberté d’expression en Guinée.

Quelle crédibilité accorder désormais au travail des médias étant donné la pratique de la nomination des journalistes ?

La pratique du journalisme en Afrique rime la plupart du temps avec pauvreté et précarité. Pour moi, ce sont des décisions personnelles. Si certains estiment que c’est en allant dans l’administration publique qu’ils pourront vivre décemment, c’est un choix personnel.

Je reconnais toutefois que cette transhumance peut réveiller des suspicions que les citoyens ont toujours eues sur la pratique du journalisme, à savoir les soupçons de connivence de la presse avec le pouvoir politique et les doutes sur l’indépendance des  journalistes. À mon avis, et c’est une position que j’ai toujours défendue, la neutralité n’existe pas.

À partir du moment où  un sujet est abordé sous un angle donné plutôt qu’un autre, c’est une prise de position non neutre. La neutralité est subjective. Maintenant, si en plus de cela, certains décident d’aller à la source même du jeu politique en toute connaissance de cause, c’est encore plus compliqué. Néanmoins, je ne blâme personne. C’est un choix personnel qu’ils ont fait et nous devons respecter cette décision.

La pratique du journalisme en Afrique rime la plupart du temps avec pauvreté et précarité. Pour moi, ce sont des décisions personnelles. Si certains estiment que c’est en allant dans l’administration publique qu’ils pourront vivre décemment, c’est un choix personnel

Êtes-vous pour ou contre la dépénalisation des délits de presse ?

Je suis plutôt pour la formation, la sensibilisation et le partage. Lorsque nous dépénalisons les délits de presse, nous poussons nos régimes autocratiques à s’en prendre davantage aux journalistes et à la liberté d’expression. Essayons en lieu et place, de former les gens, de revoir les programmes de nos centres de formation, de changer les pratiques.

En dépénalisant les délits de presse, nous pourrions croire que nous aidons les journalistes mais au contraire, nous les exposons face à des oligarques qui n’ont aucune connaissance de la profession et d’une quelconque culture de la tolérance. La problématique aujourd’hui serait : comment trouver une stratégie qui encadrerait la dépénalisation des délits de presse en rendant les journalistes plus responsables face à l’éthique et la déontologie ?

A côté des organes publics de régulation de la presse en Afrique, il existe des observatoires qui fonctionnent un peu comme le tribunal des pairs. Au Bénin par exemple, nous avons l’Observatoire de la déontologie et de l’éthique dans les médias. Quelle est l’expérience de la Guinée en cette matière ? Ces instances ont-elles pu avoir jusqu’ici, un impact sur la qualité des productions dans les médias et le respect de la déontologie ? 

Les observatoires que nous avons dans nos pays n’améliorent pas la pratique du journalisme. Personnellement, je pense que le créateur de contenu a une responsabilité primaire qui est d’informer en toute connaissance de cause, en respectant le protocole de validation d’une production sans qu’un rappel à l’ordre ne soit nécessaire.

Nous voyons clairement que les « fake news » prennent le dessus sur les vraies informations. Faisons en sorte que l’éthique et la déontologie puissent primer sur nos prises de position. Ce sont deux valeurs qui permettent d’éviter les errements. Il y a une sorte de défiance qui grandit entre journalistes et citoyens.

La presse doit reprendre le contrôle, se réinventer ou tout au moins trouver les procédés nécessaires pour rétablir la confiance des populations. Si ce n’est pas le cas, nous avons beau avoir les meilleurs observatoires du monde ou institutions de sondage, il n’y aura pas de résultats probants. En présence d’informations qui menacent la quiétude de notre société, nous devons faire appel à notre responsabilité sociale.

En 2019, dans une enquête d’Afrobaromère intitulée, « Le soutien à la liberté des médias recule en Guinée », on remarque que la majorité (57 %) de la population pense que le gouvernement devrait interdire aux médias de publier tout ce qui pourrait nuire à la société. Quatre Guinéens sur 10 (41 %) seulement affirment que les médias devraient être libres de publier toute opinion ou idée sans le contrôle du gouvernement. Ce constat a-t-il changé aujourd’hui ou est-ce qu’il perdure ?    

Je me mets souvent à l’opposé de ce que révèlent les sondages. Nous sommes aujourd’hui dans une société où ce sont les médias dominants qui dictent les positions, qui font nos opinions, façonnent notre lecture face à une situation donnée. Permettre à l’État d’interférer dans le fonctionnement des médias et ainsi empiéter sur la liberté de la presse d’expression rétablit-il l’équilibre ? Sur le jugement des médias, je suis plutôt pour l’autorégulation que l’interférence. Certes, l’État doit pouvoir rappeler aux journalistes, notamment à travers la Haute Autorité de la Communication, leur responsabilité sociale surtout, mais est-ce à l’État d’interférer directement dans le fonctionnement des médias ?

La presse doit reprendre le contrôle, se réinventer ou tout au moins trouver les procédés nécessaires pour rétablir la confiance des populations

Chaque média a une ligne éditoriale particulière et c’est à chaque média de se conformer aux règles, à l’éthique et la déontologie dans la collecte, le traitement et la diffusion de l’information. Mieux vaut promouvoir la responsabilité sociale que de penser que des actions vont permettre d’imposer une quelconque dictature face à des journalistes qui chérissent davantage leur liberté. Le fossé se creuse quand même entre les médias et les populations.

Ce gap peut se traduire par la qualité informationnelle qui existe. La qualité de l’information laisse parfois à désirer dans beaucoup de rédactions, que ce soit en Guinée ou ailleurs. L’orientation éditoriale et le contenu sont discutables. Nous sommes maintenant dans une société 2.0 où la participation citoyenne s’est accrue. L’information n’est plus l’apanage des journalistes.

Sur le jugement des médias, je suis plutôt pour l’autorégulation que l’interférence

Le citoyen peut créer et diffuser l’information, et s’il se rend compte que ce que l’homme de la presse est en train de lui fournir n’est pas réel et réaliste, il va prendre le contrôle. Et prendre le contrôle veut dire, devenir un acteur de l’information et concurrencer le journaliste. Il y a des civils qui sont mieux écoutés aujourd’hui que les journalistes. Les citoyens se reconnaissent beaucoup plus dans les opinions des blogueurs et des activistes que dans celles des professionnels de l’information.

Vous êtes promoteur d’une plateforme numérique. Quelles sont les insuffisances relevées dans la régulation des médias en ligne en Guinée ?

Selon la loi organique portant sur la liberté de la presse en Guinée, il faut respecter certaines procédures avant de mettre un média en ligne. Les insuffisances préoccupent beaucoup plus au niveau du modèle économique qui repose essentiellement sur la publicité.

Ce système traditionnel a fonctionné un moment mais aujourd’hui, face à la percée du digital et la portabilité de l’information, il est caduc. L’enjeu désormais est de promouvoir des médias indépendants avec des modèles économiques innovants qui vont nous permettre dans 10 ou 20 ans de ne pas être confrontés à des difficultés d’existence plus complexes.

Nous sommes maintenant dans une société 2.0 où la participation citoyenne s’est accrue. L’information n’est plus l’apanage des journalistes

L’autre danger qui guette la liberté de la presse en Guinée, c’est la loi L037 relative à la cybersécurité et la protection des données à caractère personnel. Il s’agit d’une loi liberticide votée par les anciens députés, une véritable menace pour les journalistes et même pour les citoyens. Des journalistes guinéens ont été poursuivis sur la base de la loi relative à la cybersécurité en lieu et place de l’instrument juridique qui régit leur profession. Les acteurs de la société de l’information et la société civile souhaitent que cette loi soit ramenée au parlement dès qu’il y aura des institutions plus stables. Les lois doivent refléter les réalités de nos sociétés et non les humeurs des dirigeants.

Vous êtes coordinateur de l’Association Villageois 2.0, une organisation qui sensibilise et forme les jeunes sur le numérique, notamment les jeunes des milieux ruraux. Aujourd’hui en Guinée, quelle appréciation faites-vous de l’accès à l’information des jeunes dans les contrées rurales et comment combler le fossé numérique?

Il est difficile, voire très rare de trouver une localité où aucun citoyen, aucun jeune ne dispose d’un smartphone, mais les jeunes sont sous-informés sur les vrais défis. En ce qui concerne les questions d’emploi, de formation et d’épanouissement, les jeunes ont difficilement accès à l’information.

Les citoyens se reconnaissent beaucoup plus dans les opinions des blogueurs et des activistes que dans celles des professionnels de l’information

Pour moi, il faut revoir la manière de gouverner les territoires ruraux, surtout en privilégiant des formations de qualité qui permettraient aux jeunes d’être des acteurs de l’information, de faire preuve d’autonomie en contribuant en même temps à l’essor socioéconomique de leur localité.

En termes d’accès à l’information et de participation au débat public, les jeunes des milieux ruraux sont clairement défavorisés par rapport à ceux des centres-villes. Notre rôle à Villageois 2.0 est d’aider à inverser la tendance. Nous ne pouvons pas faire le bonheur de la population sans l’associer à la gouvernance. Il faut donc « co-construire » avec les jeunes, des politiques publiques adaptées à leurs besoins et censées impacter leur bien-être personnel et collectif. Il y a un besoin de dialogue intergénérationnel qui n’est pas encore comblé en Guinée.

Lors de vos diverses rencontres, que vous dit la jeunesse sur son avenir, ses espérances, dans un contexte d’incertitudes politiques et de chômage ?

Je vois une jeunesse battante, courageuse, engagée et surtout dévouée à surmonter les obstacles. Les difficultés sont inhérentes à la vie et elles sont surmontables en étant engagés et courageux.

Des journalistes guinéens ont été poursuivis sur la base de la loi relative à la cybersécurité en lieu et place de l’instrument juridique qui régit leur profession

Ce n’est pas facile quand nous sommes engloutis par des acteurs politiques qui ne voient que leurs intérêts, par des compositions peu orthodoxes entre politiques puis entre politiques et acteurs de la société civile. Je parle avec une jeunesse qui aspire à un changement du bas vers le haut et qui,, avec les évolutions, parviendrait véritablement un jour à se hisser au sommet.

La réussite est évolutive, elle n’est pas figée, donc à force de creuser, la jeunesse finira par trouver ce qu’elle cherche. Pour finir, je crois que ces jeunes déterminés qui n’empruntent pas la route de la migration de la Méditerranée, dont l’issue est incertaine, méritent d’être acclamés, accueillis et décorés dans leurs pays respectifs.

C’est sur eux que l’Afrique de demain pourra compter pour son émergence, son indépendance économique. Nous sommes parfois pris au piège par des institutions qui font semblant de nous aider alors qu’en réalité, elles nous empêchent de bouger.

 


Crédit photo : WATHI

Sally Bilaly Sow

 

Sally Bilaly Sow est blogueur et contributeur aux Haut-Parleurs de TV5 Monde et aux Observateurs de France 24. À la tête de l’Association Villageois 2.0 qui promeut le journalisme citoyen en milieu rural, il est cofondateur de Guinée Check, une plateforme de vérification de la véracité des informations (fact-checking). Il est par ailleurs consultant en Civic Tech et nouveaux médias.

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